suicide militaire responsabilité Etat

Le suicide d’un militaire peut être la conséquence d’un dysfonctionnement dans l’organisation du service et peut engager la responsabilité de l’Etat. Ses parents peuvent obtenir réparation des préjudices subis.

C’est ainsi que dans un jugement du 15 juin 2023, le tribunal administratif de Paris rappelle les régimes de responsabilité applicables en cas de suicide d’un militaire et la nature des préjudices pouvant être indemnisés.

Faits

Un militaire engagé au sein de l’armée de l’air s’est suicidé, le 12 septembre 2018, au domicile de  son père.

Par un courrier du 31 janvier 2022, son père et son épouse ont demandé au ministre des armées l’indemnisation des préjudices qu’ils ont subis du fait du suicide de leur fils.

Le Ministère des armées n’a pas répondu à leur courrier.

Le 14 avril 2022, ils ont alors saisi la commission des recours des militaires du rejet implicite de leur demande et demandaient également, agissant en qualité d’ayants droit, l’indemnisation du préjudice moral subi par leur fils.

Par un autre courrier du 3 mai 2022,  agissant en qualité d’ayants droit, ils ont demandé, au ministre des armées l’indemnisation du préjudice moral subi par leur fils. Du silence gardé par l’administration est née, le 19 août 2022, une décision implicite de rejet de leur recours préalable obligatoire.

En l’absence de réponse favorable du Ministère des armées, il saisissent le tribunal administratif afin d’obtenir la condamnation de l’Etat à les indemniser des préjudices subis.

Droit applicable
1. Possibilité d’obtenir la réparation de préjudices dans le cadre de la pension militaire d’invalidité

La pension militaire d’invalidité a pour objet de réparer:

1- les pertes de revenus et l’incidence professionnelle de l’incapacité physique

2- le déficit fonctionnel, entendu comme l’ensemble des préjudices à caractère personnel liés à la perte de la qualité de la vie, aux douleurs permanentes et aux troubles ressentis par la victime dans ses conditions d’existence personnelles, familiales et sociales, à l’exclusion des souffrances éprouvées avant la consolidation, du préjudice esthétique, du préjudice sexuel, du préjudice d’agrément lié à l’impossibilité de continuer à pratiquer une activité spécifique, sportive ou de loisirs, et du préjudice d’établissement lié à l’impossibilité de fonder une famille.

=> Ainsi, la pension militaire d’invalidité permet de déterminer forfaitairement la réparation à laquelle les militaires victimes d’un accident de service peuvent prétendre, au titre de l’atteinte qu’ils ont subie dans leur intégrité physique, dans le cadre de l’obligation qui incombe à l’Etat de les garantir contre les risques qu’ils courent dans l’exercice de leur mission (pour un rappel récent, voir par exemple : CAA de BORDEAUX, 3ème chambre, 6 avril 2023, 21BX04583)

2. Conditions de cumul avec la réparation d’autres préjudices

Si le titulaire d’une pension a subi, du fait de l’infirmité imputable au service, d’autres préjudices que ceux que cette prestation a pour objet de réparer, il peut prétendre à une indemnité complémentaire égale au montant de ces préjudices.

Ainsi, une action de droit commun peut être engagée contre l’Etat afin d’obtenir la réparation intégrale de l’ensemble du dommage , dans le cas notamment où l’accident serait imputable à une faute de nature à engager sa responsabilité. (Conseil d’État, 7ème – 2ème chambres réunies, 17 décembre 2021, 448614).

Il en va de même s’agissant du préjudice moral subi par les ayants droits du militaire.

Solution retenue
1. Responsabilité pour risques

Dans un premier temps, le tribunal rappelle les conditions de mise en cause de la responsabilité.

  • Un accident survenu sur le lieu et dans le temps du service, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice par un fonctionnaire de ses fonctions ou d’une activité qui en constitue le prolongement normal présente, en l’absence de faute personnelle ou de toute autre circonstance particulière détachant cet évènement du service, le caractère d’un accident de service.
  • Il en va ainsi lorsqu’un suicide ou une tentative de suicide intervient sur le lieu et dans le temps du service, en l’absence de circonstances particulières le détachant du service. Il en va également ainsi, en dehors de ces hypothèses, si le suicide ou la tentative de suicide présente un lien direct avec le service. Il appartient dans tous les cas au juge administratif, saisi d’une décision de l’autorité administrative compétente refusant de reconnaître l’imputabilité au service d’un tel geste, de se prononcer au vu des circonstances de l’espèce. ( voir également : Conseil d’État, 7ème chambre, 25 octobre 2021, 449175, pour une application récente : Tribunal administratif de Pau, 3ème chambre, 17 mai 2023, n° 2100340).

Dans un second temps, le tribunal analyse cette règle de droit au regard de la situation de ce militaire qui s’est suicidé. Ainsi, le tribunal retient que les éléments du dossier démontrent l’existence d’un contexte professionnel pathogène à l’origine du syndrome dépressif qui l’a conduit au suicide.

Pour ce faire, le tribunal relève notamment que ce militaire était en arrêt de travail pour syndrome dépressif au moment de son suicide.

Cette pathologie n’avait aucun lien avec le précédent symptôme dépressif au cours de l’année 2003.En réalité, ce syndrome est apparu en  juin 2018, suite à l’abaissement de sa notation au titre de l’année 2017, par rapport à celle au titre de l’année 2016, et au prononcé d’une sanction de mutation d’office, le 24 mai 2018.

En outre, le tribunal relève que ce militaire s’est suicidé  le lendemain d’un appel de l’administration relatif à sa mutation d’office.

Par ailleurs, le tribunal relève le contexte professionnel particulièrement tendu dans lequel ce militaire se trouvait. En effet, au cours des mois précédant son arrêt, les relations avec ses collègues s’étaient distendues et étaient parfois conflictuelles.

Toutefois, ses supérieurs hiérarchiques n’ont pas pris de mesures afin de mettre fin ou de limiter l’attitude hostile d’une des collègues du militaire, qui l’a notamment insulté, en public, en décembre 2017, et dont il peut être tenu pour établi, eu égard aux propos circonstanciés et concordants de plusieurs agents du service à propos de son comportement, qu’elle l’a dénigré auprès d’agents du service à plusieurs reprises.

C’est au vu de ces éléments que le tribunal considère  que cet accident présente un lien direct avec le service. Les parents du militaire sont donc  fondés à engager la responsabilité sans faute de l’Etat.

  2. Responsabilité pour faute
  • Conditions de mise en oeuvre

Suivant la méthode de raisonnement habituelle, le tribunal rappelle les conditions de mise en œuvre de la responsabilité pour faute dans le cas de faits relevant du harcèlement moral.

  • Il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d’agissements constitutifs de harcèlement moral de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l’existence d’un tel harcèlement.
  • Par ailleurs, il incombe à l’administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d’apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu’il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d’instruction utile.

Pour des applications récentes de ce principe, voir : Conseil d’État, 5ème chambre, 31 mai 2022, 436824; Conseil d’État, 7ème chambre, 14 février 2023, 465383,Conseil d’État, 3ème – 8ème chambres réunies, 24 juin 2022, 444568; Conseil d’État, 3ème – 8ème chambres réunies, 7 février 2023, 452441; Conseil d’État, 5ème chambre, 25 mai 2023, 456497,

  • Méthode d’analyse du juge 

pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu’ils sont constitutifs d’un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l’agent auquel il est reproché d’avoir exercé de tels agissements et de l’agent qui estime avoir été victime d’un harcèlement moral.

En revanche, la nature même des agissements en cause exclut, lorsque l’existence d’un harcèlement moral est établie, qu’il puisse être tenu compte du comportement de l’agent qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui. Le préjudice résultant de ces agissements pour l’agent victime doit alors être intégralement réparé.

Pour des applications récentes de ce principe: CAA de PARIS, 6ème chambre, 6 juin 2023, 21PA06107; CAA de MARSEILLE, 2ème chambre, 2 juin 2023, 21MA03706

  • Responsabilité pour harcèlement moral 

Pour  être qualifiés de harcèlement moral, de tels agissements répétés doivent excéder les limites de l’exercice normal du pouvoir hiérarchique. Dès lors qu’elle n’excède pas de telles limites, des recommandations, remarques et reproches justifiés par l’intérêt du service, en raison d’une manière de servir inadéquate ou de difficultés relationnelles, ne sont pas constitutives d’un harcèlement moral au sens des dispositions précitées. A cet égard, une souffrance psychologique liée à des difficultés professionnelles ne saurait caractériser à elle seule un harcèlement moral, qui se définit également par l’existence d’agissements répétés de harcèlement et d’un lien entre ces souffrances et ces agissements.

Pour des applications récentes de ce principe:  Conseil d’État, 3ème chambre, 26 janvier 2021, 432846;  CAA de LYON, 3ème chambre, 25 janvier 2023, 20LY00835

  • Le tribunal écarte le harcèlement moral mais retient le dysfonctionnement dans l’organisation du service

En ce qui concerne le militaire qui s’est suicidé, le tribunal a considéré que les éléments du dossier  ne caractérisaient pas une situation de harcèlement moral.

Le tribunal a notamment relevé:

  • qu’il n’y avait pas eu de mise à l’écart et que ses supérieurs hiérarchiques ayant notamment veillé à ce qu’il demeure intégré au fonctionnement du service et aux moments conviviaux.
  • que si son supérieur hiérarchique  avait abaissé sa notation en 2018 et, avec son adjoint, avait initié la sanction de déplacement d’office, cela n’excédait pas les limites de l’exercice normal du pouvoir hiérarchique.

Toutefois, le tribunal a relevé un dysfonctionnement dans l’organisation du service. 

En effet,  le tribunal a relevé le caractère  infondé de la sanction de déplacement d’office et la carence des supérieurs hiérarchiques  à mettre fin ou limiter l’attitude hostile d’un des collègues.

C’est dans ces conditions que le tribunal a considéré que la  responsabilité pour faute de l’Etat était engagée.

3. Sur les préjudices

Le tribunal administratif décide d’accorder la réparation de deux types de préjudice.

  • Les préjudices des époux en leur qualité d’ayants droit

Le militaire qui s’est suicidé a subi des souffrances morales importantes au sein de son service, que cette situation l’a affecté, a entraîné la survenance d’un syndrome dépressif et l’a conduit à se suicider.

Au du préjudice moral, le tribunal accorde  20 000 euros au total, soit 10 000 euros chacun, en leur qualité d’ayants droit.

  • Les préjudices propres des parents

Le tribunal accorde la réparation des préjudices subis tant par le père biologique de la victime, qu’à son épouse qui a pris une part active dans l’éducation du militaire. Ils ont soutenu leur fils, de la survenance du syndrome dépressif, pour lequel il a été arrêté à compter du 7 juin 2018, jusqu’à son suicide, le 12 septembre suivant.

En particulier, le militaire a résidé chez ses parents plusieurs semaines avant son suicide. ils ont pris soin de lui. Son père dormait notamment avec lui afin d’apaiser ses souffrances.  Ils ont découvert leur fils pendu au sein de leur domicile.

Compte tenu des bouleversements qu’ils ont connus dans leur mode de vie au cours de cette période, il sera fait une juste appréciation de leur préjudice d’accompagnement en leur accordant 2 000 euros à chacun.

De plus, le tribunal retient qu’ils ont perdu un enfant majeur qui, s’il ne résidait pas chez eux, fréquentait régulièrement leur domicile, où il a notamment vécu ses dernières semaines, et entretenait des relations soutenues avec eux. Dans ces conditions, il sera fait une juste appréciation de leur préjudice d’affection en leur accordant chacun 8 000 euros.

Enfin, le tribunal relève qu’ils ont développé un syndrome dépressif en réaction au suicide de leur fils, lequel se traduit par une perte d’élan vital, une dégradation de leur sommeil, des problèmes musculo-squelettiques et un vieillissement brutal. Dans ces conditions, il sera fait une juste appréciation des souffrances endurées en leur accordant chacun 5 000 euros.

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Pour lire le jugement : Tribunal administratif de Paris, 5e Section – 2e Chambre, 15 juin 2023, 2211519 

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