Une décision du Conseil d’Etat en date du 22 décembre 2023 vient apporter des précisions quant à la communication des témoignages dans le cadre d’une procédure disciplinaire.
Cette décision est également importante en ce qui concerne la règle Non bis in idem. Nous reviendrons sur ce point particulier dans un deuxième article.
Explications.
Faits
Une sanction de mise à la retraite d’office a été prononcée à l’encontre d’un professeur de philosophie. Cette sanction était fondée sur des manquements à ses obligations déontologiques ainsi qu’à son devoir de neutralité et d’obéissance hiérarchique.
Une enquête avait d’ailleurs été diligentée par le ministre chargé de l’éducation nationale a diligentée en mission conjointe avec l’inspection générale de l’éducation nationale (IGEN) et l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR).
Cette mission a notamment auditionné des élèves de ce professeur. Elle a rendu en octobre son rapport sur la « manière de servir » du professeur. Ce rapport comportait en annexe la liste des personnes auditionnées.
Cette sanction a d’abord été suspendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris. En conséquence, le ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse a réintégré l’intéressé. En même temps, il a pris à son encontre la sanction d’exclusion temporaire, pour une durée de dix-huit mois assortie d’un sursis de douze mois.
Par un jugement du 13 juin 2019, le tribunal administratif de Paris a annulé la sanction de mise à la retraite d’office et rejeté la demande de ce professeur tendant à l’annulation de la sanction d’exclusion temporaire.
En appel, le jugement du tribunal administratif de Paris a été annulé par la Cour administrative d’appel. Pour annuler la sanction d’exclusion temporaire, la Cour administrative d’appel de Paris a retenu, d’une part, que la procédure disciplinaire au terme de laquelle ce professeur avait été sanctionné avait méconnu les droits de la défense, d’autre part, que cette sanction avait été infligée en méconnaissance du principe « non bis in idem ».
Le ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports se pourvoit en cassation contre l’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Paris.
Rappel du cadre juridique applicable avant cette décision
🔷 La communication de l’intégralité du dossier disciplinaire
Le droit à la communication du dossier d’un fonctionnaire avant toute mesure défavorable est reconnu depuis de nombreuses années (CE, Section, 24 janvier 1936, M…).
L’obligation du respect des droits de la défense à la plupart des mesures prises en considération de la personne des intéressés. Ainsi les droits de la défense sont :
➡️Des principes généraux du droit ( CE, Section, 5 mai 1944, Dame veuve TG; CE, Assemblée, 26 octobre 1945, Sieur A).
➡️ Consacrés par le Conseil constitutionnel « principe fondamental reconnu par les lois de la République » (Conseil constitutionnel, n° 76-70 DC, 2 décembre 1976, cons. 2, Journal officiel du 7 décembre 1976, page 7052, Rec. p. 39).
NB: Pour les militaires, il convient de se référer à l’article R. 4137-15, 3e alinéa du code de la défense.
🔷 Garanties attachées à cette communication
➡️ Obligation d’information de l’intéressé sur son droit à communication de son dossier
➡️ Le droit à communication concerne l’intégralité du dossier
Ainsi, comme le relève le rapporteur public, l’administration doit:
- Mettre en mesure l’intéressé de demander la communication de son dossier en temps utile (CE, 30 décembre 2009, Institut de France, n° 304379, B – Rec. T. pp. 801-805 ; CE, 27 juin 1986, Mme L…, n° 63219, inédite.)
- Lui permettre d’en prendre copie (CE, 29 octobre 2012, Mme CC…, n° 354802, B)
- Répondre positivement à la demande de communication de pièces complémentaires qui auraient dû s’y trouver ( CE, 30 octobre 1995, M. S…, n° 126121)
🔷Contenu du dossier
Doivent figurer au dossier, et par voie de conséquence communiqués à l’intéressé, les éléments qui fondent la sanction. Aucun élément qui ne figure pas au dossier ne peut fonder la sanction. Cela renvoie à la notion de « l’utilité » pour la défense de l’intéressé de la communication des éléments.
🔷 Exceptions au principe de la communication intégrale du dossier
Un des intérêts de la décision rendue le 22 décembre 2023 est qu’elle revient en partie sur deux décisions antérieures dans ce domaine:
➡️CE, 5 février 2020, Decottignies, n° 433130 :
« Lorsqu’une enquête administrative a été diligentée sur le comportement d’un agent public, y compris lorsqu’elle a été confiée à des corps d’inspection, le rapport établi à l’issue de cette enquête, ainsi que, lorsqu’ils existent, les procès-verbaux des auditions des personnes entendues sur le comportement de l’agent faisant l’objet de l’enquête font partie des pièces dont ce dernier doit recevoir communication en application de l’article 65 de la loi du 22 avril 1905, sauf si la communication de ces procès-verbaux serait de nature à porter gravement préjudice aux personnes qui ont témoigné« .
⛔ Cette décision ne fait aucunement mention de la notion » d’utilité « . En effet, on ne retrouve pas de référence explicite à la question du caractère déterminant des témoignages, et par voie de conséquence de leur utilité au regard des droits de la défense.
➡️CE, 28 janvier 2021, M. de Vincenzi, n° 435946
« Lorsqu’une enquête administrative a été diligentée sur le comportement d’un agent public ou porte sur des faits qui, s’ils sont établis, sont susceptibles de recevoir une qualification disciplinaire ou de justifier que soit prise une mesure en considération de la personne d’un tel agent, le rapport établi à l’issue de cette enquête, y compris lorsqu’elle a été confiée à des corps d’inspection, ainsi que, lorsqu’ils existent, les procès-verbaux des auditions des personnes entendues sur le comportement de l’agent faisant l’objet de l’enquête font partie des pièces dont ce dernier doit recevoir communication en application de l’article 19 de la loi du 13 juillet 1983, sauf si la communication de ces procès-verbaux serait de nature à porter gravement préjudice aux personnes qui ont témoigné ».
Cette décision vient préciser la décision du 5 février 2020 en intégrant les enquêtes administratives.
💡Ainsi, un préjudice grave est exigé.
Ce qu’il faut retenir de la décision du 22 décembre 2023
Le Conseil d’Etat a considéré que :
🔷« Dans le cas où, pour prendre une sanction à l’encontre d’un agent public, l’autorité disciplinaire se fonde sur le rapport établi par une mission d’inspection, elle doit mettre cet agent à même de prendre connaissance de celui-ci ou des parties de celui-ci relatives aux faits qui lui sont reprochés, ainsi que des témoignages recueillis par les inspecteurs dont elle dispose, notamment ceux au regard desquels elle se détermine. Toutefois, lorsque résulterait de la communication d’un témoignage un risque avéré de préjudice pour son auteur, l’autorité disciplinaire communique ce témoignage à l’intéressé, s’il en forme la demande, selon des modalités préservant l’anonymat du témoin. Elle apprécie ce risque au regard de la situation particulière du témoin vis-à-vis de l’agent public mis en cause, sans préjudice de la protection accordée à certaines catégories de témoins par la loi ».
➡️ On passe de la notion de risque grave (jurisprudence antérieure: CE, 5 février 2020, Decottignies, n° 433130 ; CE, 28 janvier 2021, M. de Vincenzi, n° 435946).) à la notion de » risque avéré ».
🔷« Dans le cas où l’agent public se plaint de ne pas avoir été mis à même de demander communication ou de ne pas avoir obtenu communication d’une pièce ou d’un témoignage utile à sa défense, il appartient au juge d’apprécier, au vu de l’ensemble des éléments qui ont été communiqués à l’agent, si celui-ci a été privé de la garantie d’assurer utilement sa défense ».
➡️ On voit réapparaître la notion d’utilité aux droits de la défense des témoignages manquants (en lien avec les conclusions de la rapporteure publique). L’exigence selon laquelle les pièces ou témoignages manquants doivent être utiles à la défense est donc expressément mentionnée (Contrairement à la décision CE, 5 février 2020, Decottignies, n° 433130 ;
🔷 «Pour juger que la procédure à l’issue de laquelle M. B avait été sanctionné avait méconnu cette garantie, la cour administrative d’appel de Paris a d’abord constaté que la décision d’engager la procédure disciplinaire l’avait été au vu d’un rapport conjoint de l’inspection générale de l’éducation nationale et de l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche remis en octobre 2017 et de « témoignages concordants » recueillis par la mission d’inspection, puis relevé que si ce rapport avait été communiqué à l’intéressé, ces témoignages ne l’avaient pas été et que seuls des extraits de ces témoignages figuraient au rapport. Elle a ensuite estimé, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que la communication à l’intéressé des seuls extraits de témoignages reproduits dans le rapport d’inspection ne suffisait pas à garantir les droits de la défense, dès lors que la sanction était fondée sur l’ensemble des témoignages. Elle a pu enfin en déduire, sans commettre d’erreur de droit, que, faute que l’intégralité de ces témoignages, qu’il appartenait à l’administration d’anonymiser, s’agissant de témoignages d’élèves sur leur professeur, en fonction de son appréciation du risque de préjudice pour ceux-ci, lui aient été communiqués, M. B avait été privé de la garantie d’assurer utilement sa défense. Si le ministre soutient en outre que la cour aurait commis une erreur de droit et dénaturé les pièces du dossier en jugeant la procédure irrégulière alors que M. B n’avait pas demandé communication des témoignages, ce moyen, nouveau en cassation, est inopérant ».
➡️ Le professeur a été privé de la garantie d’assurer utilement sa défense faute pour l’administration de lui avoir communiqué l’intégralité des témoignages (le cas échéant anonymisés).
Pour lire la décision : Conseil d’État, Section, 22 décembre 2023, 462455