
Le Conseil d’État a opéré un revirement jurisprudentiel majeur en matière de computation des délais de recours administratifs envoyés par voie postale. Par un arrêt des chambres réunies du 30 juin 2025, il abandonne la règle traditionnelle de la date de réception au profit de celle de l’expédition, harmonisant ainsi le régime applicable aux recours gracieux et hiérarchiques avec celui des recours contentieux.
🔷 Faits
Un agriculteur exploitant la « ferme du paradis » à Rieumes se voit proposer par la commune de transférer son établissement pédagogique sur une parcelle forestière suite au refus de renouvellement de son bail par le propriétaire du terrain initial.
Pour faciliter ce projet, la commune adopte deux délibérations successives. La première, du 11 septembre 2018, révise le plan local d’urbanisme pour réduire un espace boisé classé et créer un secteur de taille limitée en zone naturelle destiné à accueillir la ferme pédagogique. La seconde, du 8 avril 2019, conclut un bail emphytéotique de quarante ans avec l’agriculteur sur les parcelles concernées pour un loyer mensuel de 50 euros.
L’ancienne maire de la commune, et deux autres membres de l’opposition municipale ayant participé au vote de la délibération du 11 septembre 2018, forment des recours contentieux contre ces deux délibérations devant le tribunal administratif de Toulouse.
Concernant la délibération du 11 septembre 2018, l’ancienne maire forme un recours gracieux le 10 novembre 2018, reçu en mairie le 13 novembre 2018, puis saisit le tribunal administratif le 27 janvier 2019. La cour administrative d’appel de Toulouse rejette son recours au motif que le recours gracieux, reçu un jour après l’expiration du délai de deux mois, n’avait pas interrompu le délai de recours contentieux, rendant ainsi son recours tardif.
🔷Droit applicable :
Textes applicables
L’article L. 112-1 du code des relations entre le public et l’administration (CRPA) dispose que :
« toute personne tenue de respecter une date limite ou un délai pour présenter une demande auprès d’une autorité administrative peut satisfaire à cette obligation au plus tard à la date prescrite au moyen d’un envoi postal, le cachet de la poste faisant foi ».
Notion de recours administratif
Les recours administratifs facultatifs sont des recours facultatifs que peut exercer tout administré avant ou pendant le délai de recours contentieux pour demander à l’administration de revoir sa décision. Ils se déclinent en deux types.
- Le recours gracieux : adressé à l’autorité qui a pris la décision contestée
- Le recours hiérarchique : adressé au supérieur hiérarchique de l’autorité qui a pris la décision
Ces recours présentent un double intérêt : ils permettent d’obtenir satisfaction sans passer par le juge et, s’ils sont formés dans le délai de recours contentieux, ils prorogent ce délai en faisant courir un nouveau délai de deux mois à compter du rejet.
Jurisprudence antérieure sur les recours administratifs
Avant cet arrêt, la jurisprudence administrative retenait constamment que seule la date de réception du recours administratif par l’administration devait être prise en considération pour apprécier son caractère prorogatif du délai de recours contentieux.
Cette règle était établie depuis les arrêts fondateurs :
- CE, 15 mars 1961, BB.
- CE, Assemblée, 27 avril 1973, Mlle S…,
- CE, 27 mars 1991, Préfet de la Haute-Garonne, n°114854
Cette jurisprudence est restée constante même après l’entrée en vigueur de l’article 16 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations (DCRA), aujourd’hui codifié à l’article L. 112-1 du code des relations entre le public et l’administration (CRPA), qui prévoit que toute personne tenue de respecter une date limite ou un délai pour présenter une demande auprès d’une autorité administrative « peut satisfaire à cette obligation au plus tard à la date prescrite au moyen d’un envoi postal, le cachet de la poste faisant foi ». ( voir Conseil 21 mars 2003, Préfet de police c/ Mme X, n° 240511).
Jurisprudence récente sur les recours contentieux
La décision de section du 13 mai 2024 a marqué un revirement pour les recours contentieux en jugeant que « sauf dispositions législatives ou réglementaires contraires, la date à prendre en considération pour apprécier si un recours contentieux adressé à une juridiction administrative par voie postale a été formé dans le délai de recours contentieux est celle de l’expédition du recours, le cachet de la poste faisant foi ». ( CE, 13 mai 2024, Caire-Tetauru, n° 466541, voir également les conclusions du rapporteur public Jean-François de Montgolfier).
Cette évolution avait pour objectifs :
- Harmoniser les règles pour tous les justiciables. le critère de la date de réception n’était plus appliqué que par la juridiction administrative avec un nombre considérables d’exceptions.
- Remédier aux difficultés liées à l’allongement des délais d’acheminement postal (désormais trois jours au lieu de deux)
- Résoudre l’insécurité juridique générée par la notion de « délai normal d’acheminement »
🔷Solution retenue
Le revirement jurisprudentiel
Le Conseil d’État abandonne sa jurisprudence constante et pose un nouveau principe : « Il en va de même pour apprécier si un recours administratif, gracieux ou hiérarchique, a pour effet de conserver ce délai », en référence à la règle de la date d’expédition établie pour les recours contentieux.
Cette solution unifie les règles de computation des délais entre recours administratifs et recours contentieux.
Justifications du revirement selon les conclusions du rapporteur public
Trois raisons principales motivent cette évolution jurisprudentielle selon les conclusions de M. Thomas Janicot :
- L’harmonisation nécessaire entre recours administratifs et contentieux
Le rapporteur public souligne que « [Le Conseil d’Etat] a toujours pris soin d’harmoniser les règles applicables au recours administratif et au recours contentieux, ce qui s’explique aisément puisque le premier doit s’exercer pendant le délai du second pour proroger les délais de recours ».
Les deux délais étant intrinsèquement liés, il devient incohérent d’appliquer des règles de computation différentes.
- Le mouvement général d’uniformisation autour de la règle de l’expédition
Le rapporteur public observe que « la règle de la réception applicable aux recours administratifs fait figure d’exception dans le paysage des règles de computation de délais ».
Cette règle s’applique déjà dans les cas suivants :
- Les demandes administratives enserrées dans des délais
- Les recours préalables obligatoires
- Les demandes d’aide juridictionnelle
- Les notifications de recours contre une autorisation d’occupation du sol réalisée au titre de l’article R. 600-1 du code de l’urbanisme
- Les réclamations fiscales
- Les demandes préalables à la liaison du contentieux indemnitaire
- La résolution des difficultés pratiques
L’application de la règle de l’envoi aux recours administratifs remédie aux mêmes inconvénients que ceux qui ont justifié le revirement pour les recours contentieux :
- L’allongement des délais d’acheminement postal (délai standard porté à trois jours au lieu de deux en 2022)
- L’insécurité juridique générée par l’exception du « délai normal d’acheminement »
- Le risque pour les administrés de « perdre le fil » entre des règles de computation différentes selon les types de recours
Solution retenue
En première instance, le tribunal administratif de Toulouse avait rejeté les recours.
La cour administrative d’appel avait confirmé ce rejet, considérant que le recours gracieux du 10 novembre 2018, reçu le 13 novembre 2018, était tardif d’un jour.
Le Conseil d’État censure cette analyse en considérant :
« [qu’en] se fondant sur la date de réception en mairie de leur recours gracieux et non sur sa date d’expédition pour déduire de ces circonstances que ce recours n’avait pas eu pour effet de conserver le délai du recours contentieux, la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit ».
Le principe est donc posé :
« Sauf dispositions législatives ou réglementaires contraires, telles les dispositions relatives à la contestation des élections politiques ou celles prévoyant des délais exprimés en heures ou expirant à un horaire qu’elles précisent, la date à prendre en considération pour apprécier si un recours contentieux adressé à une juridiction administrative par voie postale a été formé dans le délai de recours contentieux est celle de l’expédition du recours, le cachet de la poste faisant foi. Il en va de même pour apprécier si un recours administratif, gracieux ou hiérarchique, a pour effet de conserver ce délai ».
L’arrêt est donc annulé en tant qu’il statue sur la délibération du 11 septembre 2018, et l’affaire est renvoyée à la cour administrative d’appel de Toulouse.
Portée et limites du nouveau principe
Cette décision marque une évolution majeure du droit administratif français en harmonisant les règles de computation des délais et en simplifiant les démarches des administrés.
Toutefois, comme pour les recours contentieux, la décision réserve le cas où des dispositions spéciales exigeraient de computer les délais en fonction de la date de réception du recours par l’administration.
Références de la décision :
Conseil d’État, Chambres réunies, 30 juin 2025, n° 494573, Mme B., publié au recueil Lebon
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