
On constate que le détournement de patientèle arrive lors de séparations entre associées exerçant en cabinet libéral.
Par ailleurs, lorsque ce manquement déontologique est constaté, très souvent, il y a également une atteinte au libre choix du patient.
La décision de la Chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des infirmiers du 16 décembre 2024 (n°40-2022-00490) illustre les exigences et les limites encadrant ces notions essentielles. Explications.
🔷 Faits
Deux infirmières libérales exerçaient en commun dans un cabinet, après avoir conclu un contrat d’association en 2019, incluant le partage de la patientèle.
À l’été 2021, des tensions sont apparues entre elles, conduisant à la rupture du contrat par l’une des infirmières. Cette dernière a alors pris l’initiative de remettre personnellement à chaque patient un formulaire leur demandant de choisir entre les deux professionnelles pour la poursuite de leur suivi.
Les juges de la chambre disciplinaire de première instance ont relevé que l’infirmière :
« [avait] procédé à la remise personnelle à chacun des 4 patients du « cabinet V-C », à compter de juillet 2021, d’un « formulaire de choix» entre les deux infirmières, rédigé par elle et restitué entre ses mains, en majorité le « 12 août 2021 », dont il résultera que [cette infirmière] a 29 patients qui la choisissent, contre un seul à sa consœur ».
➡️ Dans ces conditions, la majorité des patients avait donc exprimé sa préférence pour l’infirmière à l’origine de la démarche.
L’autre infirmière a estimé que cette méthode n’avait pas respecté le principe du libre choix du patient et constituait une tentative de détournement de patientèle, c’est-à-dire une captation déloyale de la clientèle. Elle a donc saisi le conseil interdépartemental de l’ordre des infirmiers des Landes, de Lot-et-Garonne et des Pyrénées-Atlantiques qui a, le 9 septembre 2021, transmis la plainte, en s’associant à celle-ci, à la chambre disciplinaire de première instance de l’ordre des infirmiers de Nouvelle Aquitaine.
Le fait que le conseil interdépartemental de l’ordre des infirmiers se soit associé à la plainte signifie qu’il considérait que les manquements déontologiques étaient caractérisés.
🔷 Droit applicable
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Article R. 4312-74 du code de la santé publique : impose, dans les cabinets d’infirmiers exerçant en commun, le respect de l’indépendance professionnelle de chaque infirmier et, surtout, le droit de chaque patient à choisir librement son professionnel de santé.
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Article R. 4312-61 du code de la santé publique : interdit tout détournement ou tentative de détournement de patientèle.
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Article L. 1110-8 du code de la santé publique : consacre le principe du libre choix du professionnel de santé par le patient.
Explications des notions
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Libre choix du patient : Il s’agit d’un principe fondamental du droit de la santé. Chaque patient doit pouvoir choisir librement le professionnel de santé qui le prend en charge, sans pression ni influence. Ce principe garantit l’autonomie et la confiance dans la relation de soins.
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Détournement de patientèle : Constitue une faute déontologique tout procédé visant à capter de manière déloyale la clientèle d’un confrère, notamment lors de la séparation. Il s’agit, par exemple, d’aller directement solliciter les patients pour qu’ils changent de professionnel, sans respecter les règles de neutralité et de concertation.
Jurisprudence pertinente
La jurisprudence confirme régulièrement que la cession ou le partage de patientèle n’est licite que si le libre choix du patient est effectivement respecté (voir par exemple : Cass. civ. 1re, 7 novembre 2000, n°98-22.470).
Les décisions de la chambre disciplinaire nationale des infirmiers montrent que le libre choix du patient est un principe fondamental qui doit être respecté particulièrement lors des situations de séparation entre infirmiers associés ou collaborateurs. Les manquements à ce principe sont sanctionnés, notamment lorsqu’ils s’accompagnent de pratiques déloyales ou de détournement de patientèle (voir par exemple: CDNOI, 19 avril 2024, 56-2022-00463 , CDNOI, 13 juin 2023, 13-2021-00390).
🔷 Solution retenue
Ce qui a été jugé en première instance
La chambre disciplinaire de première instance avait estimé que l’infirmière à l’initiative de la consultation individuelle des patients avait manqué à ses obligations déontologiques en agissant seule, sans concertation avec sa collègue. Elle avait retenu l’existence d’une tentative de détournement de patientèle et prononcé une interdiction temporaire d’exercice de trois mois, avec sursis.
Ce qui a été jugé en appel
La Chambre disciplinaire nationale a partiellement réformé cette décision.
La chambre disciplinaire rappelle que :
« Aux termes de l’article R. 4312-74 du code de santé publique : « Dans les cabinets regroupant plusieurs infirmiers exerçant en commun, quel qu’en soit le statut juridique, l’exercice de la profession doit rester personnel. Chaque infirmier garde son indépendance professionnelle. / L’infirmier respecte le droit que possède toute personne de choisir librement son infirmier » ; cette règle du libre-choix du patient, qui résulte encore de l’article L. 1110-8 du même code, mentionné au point 13 de la décision attaquée, inspire les devoirs déontologiques des infirmiers et affecte à son tour, par sa méconnaissance flagrante, les rapports de bonne confraternité entre infirmiers comme peut devenir susceptible de manœuvres de tentatives de détournement ou de détournements de patientèle effectifs, prohibés par l’article R. 4312-61 de ce code, toutes dispositions réglementaires rappelées aux points 5 et 6 de la décision attaquée ;
La règle exposée au point 13 ci-dessus implique, en particulier, d’organiser en commun, dans le respect du libre choix par le patient et la continuité des soins, les conséquences d’une séparation qui ne pourrait être évitable«
Elle a jugé que l’infirmière avait effectivement méconnu le principe du libre choix du patient, en ne respectant pas les modalités prévues au contrat et en agissant sans concertation. Ce manquement justifie une sanction disciplinaire:
« En procédant unilatéralement, sans respect ni loyal de ses engagements ni confraternel de la règle rappelée aux points 13 et 14, Mme V a, objectivement et manifestement, commis un manquement déontologique, qui justifie d’entrer en voie de sanction ; »
En revanche, la chambre nationale a estimé que la tentative de détournement de patientèle n’était pas suffisamment caractérisée : la remise d’un formulaire de choix, même si elle a abouti à une répartition déséquilibrée des patients, ne suffit pas à démontrer une volonté délibérée de détourner la patientèle, en l’absence d’autres éléments objectifs:
« 17. Aux termes de l’article R. 4312-61 du code de la santé publique :
« Le détournement et la tentative de détournement de clientèle sont interdits. » ;18 Mme V fait valoir qu’exerçant depuis deux ans avant de créer son association avec Mme C, il ne peut lui être sérieusement reproché que la majorité des patients du cabinet se soit spontanément portée vers elle lors de leur demande de choix, certes litigieuse (point 16 de cette décision), et eu égard aux comportements professionnels de sa consœur, envers des patients, qui relèvent des motifs sérieux pour avoir excipé l’ « exclusion » que le jugement mentionné au point 5 n’a nullement contredit ;
19. Si des faits supposés de manquements à la règle du libre choix (…), seraient susceptibles d’entrer dans les prévisions du manquement à la règle rappelée au point 17, le juge ordinal, qui n’a pas les mêmes compétences que celles du juge du contrat et de la libre-concurrence, n’entre en condamnation pour la qualification déontologique de ces faits allégués que s’ils lui apparaissent manifestement et objectivement établis ; en l’espèce, cette branche du « grief » du point 14 de la décision attaquée n’apparaît pas suffisamment caractérisé à cette Chambre ; »
En conséquence, la sanction a été réduite à un simple blâme, mesure moins sévère que celle prononcée en première instance. L’infirmière sanctionnée a également été condamnée à verser 2 000 euros à son ancienne associée au titre des frais exposés en appel.
🔷 Ce qu’il faut retenir concernant le libre choix du patient :
Références de la décision commentée :
Chambre disciplinaire nationale de l’Ordre national des infirmiers, 16 décembre 2024, n°40-2022-00490, publiée le 23 janvier 2025.
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