
Par un arrêt rendu le 16 mai 2025, le Conseil d’État rappelle avec fermeté un principe fondamental de la procédure disciplinaire : l’appel en matière disciplinaire ne peut préjudicier à l’appelant.
Cette décision, qui concerne la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des chirurgiens-dentistes, clarifie les limites du pouvoir des juridictions d’appel disciplinaires lorsqu’elles sont saisies d’un recours tendant uniquement à l’aggravation d’une sanction.
La question qui se posait au Conseil d’Etat était la suivante : la chambre disciplinaire nationale pouvait-elle annuler la sanction prononcée en première instance et rejeter la plainte alors que seul le plaignant avait fait appel ?
Réponse du Conseil d’Etat : une juridiction d’appel ne peut relaxer un professionnel ou lui infliger une sanction moins sévère, même si elle estime qu’aucun manquement ne peut lui être reproché, dès lors qu’elle n’est saisie que d’un appel aux fins d’aggravation. Explications
🔷 Faits
Le contexte
L’affaire trouve son origine dans une plainte déposée par le Syndicat des orthodontistes de France contre un chirurgien-dentiste devant la chambre disciplinaire de première instance d’Île-de-France de l’ordre des chirurgiens-dentistes. Le conseil départemental des Yvelines de l’ordre des chirurgiens-dentistes s’est associé à cette plainte.
L’affaire jugée par le Conseil d’Etat concerne l’un de ces chirurgiens-dentistes.
La procédure
Ce chirurgien-dentiste poursuivi pratique exclusivement l’orthodontie. Il avait mentionné cette précision sur sa plaque professionnelle. Par ailleurs, il était désigné comme « orthodontiste » sur plusieurs annuaires en ligne.
Par une décision du 21 octobre 2021, la chambre disciplinaire de première instance a prononcé à son encontre un blâme. Le Syndicat des orthodontistes de France, estimant cette sanction insuffisante, a interjeté appel de cette décision devant la chambre disciplinaire nationale, sollicitant l’aggravation de la sanction initialement prononcée.
Cependant, par une décision du 17 novembre 2022, la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des chirurgiens-dentistes, saisie à la suite de l’appel formée contre la décision de première instance a pris une décision surprenante : elle a relaxé ce chirurgien-dentiste. Cette relaxe est intervenue alors que ce chirurgien-dentiste n’avait pas lui-même interjeté appel de la décision des premiers juges.
La chambre disciplinaire nationale a jugé :
- que les mentions figurant sur les sites Internet Doctolib et Mappy ne lui étaient pas imputables et qu’il avait demandé leur suppression
- que la mention «orthodontie exclusive » figurant sur sa plaque ne constituait pas l’usurpation du titre de spécialiste en orthodontie dento-faciale et que le professionnel avait seulement entendu informer sur la nature de sa pratique sans intention de tromper le public.
Face à cette décision qu’il considérait comme illégale, le Syndicat des orthodontistes de France a formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, demandant l’annulation de cette décision. rendue en appel par la chambre disciplinaire nationale.
🔷 Droit applicable
Principe général de l’appel en procédure disciplinaire
Le principe selon lequel l’appel ne peut préjudicier à l’appelant constitue une règle générale de procédure qui s’impose à toutes les juridictions disciplinaires, même en l’absence de texte spécifique.
Le principe, bien établi en jurisprudence, est le suivant : une sanction infligée en première instance par une juridiction disciplinaire ne peut être aggravée par le juge disciplinaire d’appel saisi du seul recours de la personne sanctionnée (pour les pharmaciens, 19 février 1964, P…, p. 117, pour les chirurgiens-dentistes, Section, 6 février 1981, L.., p. 75 ou, pour les architectes 14 mars 1994, Y…, T. p. 1166). Ce principe s’appelle la prohibition de la reformatio in pejus.
Cette règle s’applique particulièrement aux juridictions disciplinaires des ordres professionnels, qui constituent des juridictions spécialisées autonomes par rapport aux juridictions pénales et civiles. Ces juridictions ne prononcent que des sanctions prévues par le Code de la santé publique et sont chargées de sanctionner d’éventuels manquements commis par les professionnels aux dispositions du code de déontologie.
La question qui se posait, reprise pas dans les conclusions du rapporteur public sous cette décision était la suivante :
En jurisprudence, il y avait les précédents suivants en matière de contentieux disciplinaire du contrôle technique de la sécurité sociale. :
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Conseil d’Etat, 15 janvier 1997, CPAM de Laon (n°144085, B) : saisi uniquement de l’appel de la CPAM, le juge disciplinaire national ne pouvait régulièrement réduire le montant de la sanction financière infligée en première instance:
« Considérant que le recours incident est, eu égard à la nature des pouvoirs qu’exercent les sections des assurances sociales des conseils des ordres professionnels lorsqu’elles statuent en matière disciplinaire, irrecevable en l’absence de dispositions législatives ou réglementaires le prévoyant ; qu’ainsi la section des assurances sociales du Conseil national de l’Ordre des chirurgiens-dentistes, qui n’était régulièrement saisie que de l’appel de la CAISSE PRIMAIRE D’ASSURANCE MALADIE DE LAON ne pouvait régulièrement réduire, comme elle l’a fait à la demande de Mme X…, la durée de l’interdiction de donner des soins aux assurés sociaux que lui avait infligée la section des assurances sociales du Conseil régional de Picardie «
🔷 Solution retenue
Décision de première instance
La chambre disciplinaire de première instance d’Île-de-France de l’ordre des chirurgiens-dentistes avait initialement prononcé à l’encontre de ce chirurgien-dentiste la sanction du blâme. Cette sanction, prévue par le code de la santé publique, constitue l’une des sanctions disciplinaires applicables aux chirurgiens-dentistes, aux côtés de l’avertissement, de l’interdiction temporaire d’exercer et de la radiation du tableau de l’ordre.
Le blâme représente une sanction de gravité intermédiaire, plus sévère que l’avertissement mais moins lourde que l’interdiction d’exercer.
Erreur de la chambre disciplinaire nationale
La chambre disciplinaire nationale de l’ordre des chirurgiens-dentistes a commis une erreur de droit en relaxant ce chirurgien-dentiste. Cette relaxe était juridiquement impossible car la juridiction d’appel n’était saisie que d’un recours du Syndicat des orthodontistes de France tendant à l’aggravation de la sanction prononcée en première instance :
« Au nombre des règles générales de procédure qui s’imposent, même sans texte, à toutes les juridictions disciplinaires, figure celle selon laquelle l’appel ne peut préjudicier à l’appelant. Il s’ensuit que la juridiction disciplinaire d’un ordre professionnel, saisie, en appel, d’un seul recours aux fins d’aggravation de la sanction infligée à un professionnel en première instance, ne peut relaxer ce dernier ou lui infliger une sanction moins sévère que celle prononcée par les premiers juges. Il en va ainsi y compris si la juridiction d’appel estime qu’aucun manquement ne peut être reproché à la personne poursuivie. En ce cas, il lui appartient seulement de rejeter la requête d’appel dont elle est saisie »
La chambre disciplinaire nationale s’est donc « méprise sur son office » en prononçant une relaxe qui améliorait paradoxalement la situation de ce chirurgien-dentiste par rapport à la décision de première instance.
Annulation et renvoi par le Conseil d’État
Le Conseil d’État a logiquement fait droit au pourvoi du Syndicat des orthodontistes de France en annulant la décision du 17 novembre 2022 de la chambre disciplinaire nationale. Cette annulation était inévitable au regard de l’erreur de droit commise par la juridiction d’appel.
L’affaire a été renvoyée à la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des chirurgiens-dentistes, qui devra statuer à nouveau en se conformant aux principes rappelés par le Conseil d’État. Lors de ce nouveau jugement, la chambre disciplinaire nationale ne pourra que soit confirmer la sanction du blâme prononcée en première instance, soit l’aggraver si elle estime que les faits le justifient, mais en aucun cas prononcer une relaxe ou une sanction moins sévère.
Pour lire l’arrêt :
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