Droit de se taire

Le Conseil constitutionnel, par sa décision n° 2024-1105 QPC du 4 octobre 2024, a renforcé les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires en introduisant l’obligation pour l’administration d’informer ces derniers de leur droit de se taire lors d’une procédure disciplinaire. Cette décision, issue d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), a une portée considérable pour le régime disciplinaire de la fonction publique.

🔷 Les faits à l’origine de la décision et de la consécration du droit de se taire 

La décision fait suite à une QPC déposée par un sapeur-pompier professionnel  qui contestait les articles 19 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 et L. 532-4 du Code général de la fonction publique (CGFP).

Ce sapeur-pompier avait fait l’objet en 2021 d’une procédure disciplinaire au cours de laquelle il lui avait été reproché des fautes commises dans l’exercice de ses fonctions. Il avait été entendu par le conseil de discipline qui a, par la suite, proposé une sanction d’exclusion temporaire d’une durée de six mois, dont deux avec sursis. Par arrêté du 26 janvier 2022, l’autorité disciplinaire avait toutefois prononcé une sanction différente.

Le sapeur-pompier a alors formé un recours en annulation contre cette sanction devant le tribunal administratif. Dans le cadre de ce recours, il avait soulevé, à cette occasion, une QPC mettant en cause la conformité à la Constitution du troisième alinéa de l’article 19 de la loi du 13 juillet 1983, devenu l’article L. 532-4 du CGFP.

Ces textes, qui définissent les garanties procédurales en matière disciplinaire, n’imposaient pas, explicitement à l’administration d’informer le fonctionnaire mis en cause de son droit de se taire.

Par un jugement du 11 avril 2024, le tribunal administratif de Nantes avait transmis cette QPC au Conseil d’État.

➡️ Au cœur de la contestation, l’absence d’une telle obligation avait conduit à une situation où les déclarations d’un fonctionnaire, faites sans information préalable sur ce droit, pouvaient être utilisées à son encontre dans une procédure disciplinaire.

🔷 Le régime juridique applicable au droit de se taire 

 La procédure disciplinaire et ses garanties antérieures

Les articles L. 532-1 à L. 532-3 du Code général de la fonction publique prévoient des dispositions relatives à l’engagement des poursuites par l’autorité compétente.

Les articles L. 532-7 à L. 532-13 du Code général de la fonction publique prévoient le fonctionnement des conseils de discipline dans la fonction publique territoriale et la fonction publique hospitalière.

Par ailleurs, la procédure disciplinaire est différente selon les fonctions publiques concernées :

  • pour les fonctionnaires de l’État par le décret n° 84-961 du 25 octobre 1984,
  • pour les fonctionnaires territoriaux par le décret n° 89-677 du 18 septembre 1989
  • pour les fonctionnaires relevant de la fonction publique hospitalière par le décret n° 89-822 du 7 novembre 1989

 Les principales garanties incluent :

  • Droit à la communication du dossier : avant toute décision, le fonctionnaire doit pouvoir consulter son dossier individuel et tous les documents annexes (L. 532-4 du CGFP).
  • Droit à l’assistance d’un défenseur : le fonctionnaire peut se faire assister par un ou plusieurs conseils de son choix.
  • Principe du contradictoire : toute sanction, sauf les plus mineures, doit être précédée d’une consultation du conseil de discipline​.

Cependant, ces garanties ne mentionnaient pas explicitement l’information relative au droit de se taire, malgré la possibilité pour le fonctionnaire d’être interrogé sur les faits reprochés.

L’extension des principes constitutionnels au droit disciplinaire

Le Conseil constitutionnel a établi que le droit de se taire, historiquement reconnu en matière pénale, doit s’appliquer également en matière disciplinaire. Ce principe découle directement de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Ainsi, toute procédure susceptible de déboucher sur une sanction ayant un caractère punitif doit respecter ce droit​.

Cette extension s’inscrit dans une jurisprudence récente, notamment :

  • Décision n° 2023-1074 QPC du 8 décembre 2023 : application du droit de se taire aux notaires poursuivis disciplinairement.
  • Décision n° 2024-1097 QPC du 26 juin 2024 : reconnaissance explicite de ce droit pour les magistrats dans le cadre des poursuites disciplinaires​.

🔷 Solution retenue et implications pratiques pour la mise en oeuvre du droit de se taire

L’obligation d’informer le fonctionnaire

Le Conseil constitutionnel rappelle les dispositions applicables:

Aux termes de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 :

« Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ».

Aux termes de son article 16 :

« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».

Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire, et le principe des droits de la défense.

➡️Le Conseil Constitutionnel considère qu’il

« résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Elles impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire ».

L’article 19 de la loi du 13 juillet 1983 prévoyait que :

« Le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée a droit à la communication de l’intégralité de son dossier individuel et de tous les documents annexes et à l’assistance de défenseurs de son choix. L’administration doit informer le fonctionnaire de son droit à communication du dossier. Aucune sanction disciplinaire autre que celles classées dans le premier groupe par les dispositions statutaires relatives aux fonctions publiques de l’Etat, territoriale et hospitalière ne peut être prononcée sans consultation préalable d’un organisme siégeant en conseil de discipline dans lequel le personnel est représenté ».

L’article L 532-4 du CGFP était également en cause :

 « Le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée a droit à la communication de l’intégralité de son dossier individuel et de tous les documents annexes. / L’administration doit l’informer de son droit à communication du dossier. / Le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée a droit à l’assistance de défenseurs de son choix ».

Le Conseil constitutionnel a jugé que l’absence d’information sur le droit de se taire méconnaissait l’article 9 de la Déclaration de 1789:

« En application des dispositions contestées, l’administration est tenue de l’informer de ce droit. En revanche, ni ces dispositions ni aucune autre disposition législative ne prévoient que le fonctionnaire poursuivi disciplinairement est informé de son droit de se taire.

Il résulte des articles 19 de la loi du 13 juillet 1983 et L. 532-5 du code général de la fonction publique que le fonctionnaire poursuivi ne peut faire l’objet d’une sanction disciplinaire autre que celles classées dans le premier groupe qu’après consultation d’un conseil de discipline devant lequel il est convoqué. Lorsqu’il comparaît devant cette instance, le fonctionnaire peut être amené, en réponse aux questions qui lui sont posées, à reconnaître les manquements pour lesquels il est poursuivi disciplinairement.

Or, les déclarations ou les réponses du fonctionnaire devant cette instance sont susceptibles d’être portées à la connaissance de l’autorité investie du pouvoir de sanction.

Dès lors, en ne prévoyant pas que le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée doit être informé de son droit de se taire, les dispositions contestées méconnaissent les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Par conséquent, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres griefs, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution ».

Par conséquent, la deuxième phrase de l’article 19 de la loi de 1983 et le deuxième alinéa de l’article L. 532-4 du CGFP ont été déclarés contraires à la Constitution.

Abrogation reportée et dispositions transitoires 

La date d’abrogation de ces dispositions est reportée au 1er octobre 2025 en raison  des conséquences excessives qu’aurait causée une abrogation immédiate.

➡️  Dans l’attente de cette abrogation,   le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée doit être informé de son droit de se taire devant le conseil de discipline.

➡️ la déclaration d’inconstitutionnalité peut être invoquée dans les instances introduites à la date de publication de la présente décision et non jugées définitivement.

Impacts sur les administrations

Les administrations doivent adapter leurs pratiques pour se conformer à cette nouvelle exigence. Cela implique notamment :

  • Modification des convocations : inclure une mention claire du droit de se taire.
  • Formation des responsables disciplinaires : garantir que les enquêtes disciplinaires respectent les nouvelles obligations.
  • Contrôle des procédures : vérifier que les droits des agents sont respectés à chaque étape.

Effets dans le temps

  • La décision s’applique immédiatement aux procédures en cours et aux sanctions non définitives.
  • Pour éviter une suppression soudaine des garanties existantes, l’abrogation des dispositions litigieuses est reportée au 1er octobre 2025​.

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La décision n° 2024-1105 QPC marque une avancée majeure dans la protection des fonctionnaires en établissant un équilibre plus juste entre les exigences de l’administration et les droits des agents.

Pour lire la décision :

Décision n° 2024-1105 QPC du 4 octobre 2024

Categories: Fonction Publique

Shanffou

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