
La formation restreinte du Conseil de l’Ordre des médecins peut décider de suspendre temporairement un médecin en cas d’infirmité du professionnel ou d’état pathologique rendant dangereux l’exercice de sa profession ou d’insuffisance professionnelle rendant dangereux l’exercice de sa profession. Le principe de proportionnalité doit toujours être respecté.
La décision du Conseil d’État du 6 août 2025 illustre parfaitement cette exigence en annulant une suspension de trois ans prononcée à l’encontre d’un praticien diagnostiqué avec un trouble du spectre autistique. Cette affaire révèle l’importance d’une appréciation nuancée des situations médicales et rappelle aux instances ordinales leurs obligations en matière de proportionnalité des sanctions. L’arrêt démontre également que les troubles relevant du spectre autistique ne constituent pas nécessairement un obstacle définitif à l’exercice de la médecine, dès lors que des mesures d’accompagnement appropriées peuvent être envisagées.
🔷 Faits : un parcours médical complexe sous surveillance ordinale
L’affaire concerne un médecin spécialiste qualifié en médecine générale, né en 1980, dont la situation professionnelle a fait l’objet de multiples expertises médicales successives. Le praticien avait sollicité le transfert de son inscription au tableau de l’ordre des médecins lorsque sa situation a été scrutée par les instances ordinales, déclenchant une procédure de formation restreinte du médecin particulièrement longue et complexe.
Le parcours devant la formation restreinte a débuté avec une première expertise réalisée le 8 juillet 2021 par trois médecins. Ces experts avaient conclu à l’absence de trouble psychiatrique chez le praticien, relevant certes un trouble de la personnalité, mais estimant qu’il n’était pas incompatible avec des actes de diagnostic et de soins, et sans danger pour un exercice auprès d’usagers d’un service de santé. Malgré ces conclusions plutôt rassurantes, l’instance ordinale avait néanmoins prononcé une première suspension du droit d’exercer la médecine pendant trois mois.
Une deuxième expertise, conduite le 31 décembre 2021 par trois psychiatres, avait adopté une approche différente. Les experts avaient cette fois constaté chez le médecin une psychorigidité et une « hypertrophie du moi », caractérisant selon eux un trouble de la personnalité. Ils avaient recommandé la prolongation de sa suspension, estimant que l’état de santé du praticien n’apparaissait pas compatible avec l’exercice de la médecine. Cette expertise avait conduit l’instance ordinale à prolonger la suspension pendant douze mois supplémentaires.
Le processus s’est poursuivi avec une nouvelle expertise du 18 janvier 2023 qui avait relevé un « fonctionnement pathologique » de la personnalité du médecin et des difficultés de remise en question ou de critique de ses actes, malgré la mise en place depuis 2022 d’un suivi avec une psychologue. Cette expertise avait conclu que son état de santé n’était pas compatible avec l’exercice de la médecine, entraînant une nouvelle prolongation de la mesure de suspension dans le cadre de cette formation restreinte du médecin.
Le tournant décisif est intervenu avec une expertise spécialisée conduite le 13 mai 2024 par trois psychiatres spécialisés dans les troubles du spectre de l’autisme. Ces experts avaient reçu le médecin et examiné l’ensemble des pièces médicales, notamment des documents émanant d’un psychiatre ayant suivi le praticien durant son enfance au Mexique à la suite d’un diagnostic d' »autisme de type Asperger », ainsi qu’un bilan neuropsychologique et une évaluation diagnostique réalisée au centre de ressources autisme Rhône-Alpes.
Cette dernière expertise avait diagnostiqué un « trouble du spectre de l’autisme » ainsi que des éléments en faveur d’un épisode dépressif caractérisé et d’un trouble d’anxiété généralisée. Cruciale pour la suite de l’affaire, elle précisait que :
« le TSA ne peut être considéré en soi comme un état incompatible avec l’exercice de la médecine ou une source de dangerosité pour les usagers du système de santé et/ou le médecin lui-même »
➡️ Les experts avaient conclu que l’état de santé du praticien ne pouvait être qualifié d’incompatible avec l’exercice clinique de la médecine et recommandaient un accompagnement au maintien dans l’emploi.
🔷Le droit applicable : encadrement strict de la suspension temporaire
La formation restreinte du Conseil de l’Ordre des médecins
La suspension temporaire du droit d’exercer la médecine est rigoureusement encadrée par les dispositions du code de la santé publique. L’article L. 4124-11 constitue le fondement principal de ces procédures, prévoyant que le conseil régional de l’ordre des médecins peut décider la suspension temporaire du droit d’exercer en cas d’infirmité du professionnel ou d’état pathologique rendant dangereux l’exercice de sa profession, ainsi que la suspension temporaire en cas d’insuffisance professionnelle rendant dangereux l’exercice de sa profession.
Ce même article organise les voies de recours en disposant que les décisions des conseils régionaux en matière de suspension temporaire peuvent faire l’objet d’un recours hiérarchique devant le Conseil national, qui peut déléguer ses pouvoirs à une formation restreinte se prononçant en son nom.
L’article R. 4124-3 du code de la santé publique détaille minutieusement la procédure applicable. Dans le cas d’infirmité ou d’état pathologique rendant dangereux l’exercice de la profession, la suspension temporaire du droit d’exercer est prononcée par le conseil régional pour une période déterminée, qui peut être renouvelée. La suspension ne peut être ordonnée que sur un rapport motivé établi par trois médecins désignés comme experts selon une procédure contradictoire, garantissant ainsi les droits de la défense.
Les garanties procédurales essentielles
L’article R. 4124-3-4 organise les conditions de reprise d’exercice après suspension dans le cadre d’une formation restreinte du médecin. Le praticien qui a fait l’objet d’une mesure de suspension ne peut reprendre son exercice sans que le conseil régional ait fait procéder à une nouvelle expertise dans les deux mois qui précèdent l’expiration de la période de suspension. Si le rapport d’expertise est favorable, le conseil peut décider que le praticien est apte à exercer sa profession.
L’article R4124-3-5 établit le cadre spécifique de la formation restreinte du médecin en cas d’insuffisance professionnelle. Ce texte prévoit une procédure d’expertise contradictoire où trois médecins qualifiés dans la même spécialité que le praticien concerné évaluent ses compétences.
Le principe de proportionnalité
La jurisprudence administrative a progressivement dégagé le principe selon lequel les sanctions ordinales doivent être proportionnées à la gravité des faits reprochés et tenir compte de la situation personnelle du praticien. Ce principe s’applique pleinement aux décisions de formation restreinte du médecin, qui doivent évaluer non seulement l’existence d’un état pathologique ou d’une insuffisance professionnelle, mais également la durée nécessaire et suffisante pour remédier à la situation.
🔷La solution retenue : annulation pour durée manifestement excessive
L’erreur d’appréciation de la formation restreinte
Le Conseil d’État a censuré la décision de la formation restreinte du Conseil national de l’ordre des médecins en relevant une inexacte application des dispositions légales. La formation restreinte du médecin avait estimé que le praticien présentait une pathologie qui ne lui permettait pas « à ce jour une capacité d’exercice » et avait relevé qu’aucune disposition du code de la santé publique ne permettait de subordonner l’exercice d’un praticien à un accompagnement:
Tout en prenant acte de « la démarche positive de prise en charge de sa situation dans laquelle s’est tout récemment engagé » le médecin, la formation restreinte avait décidé de prolonger la mesure de suspension pour une durée de trois ans, significativement accrue par rapport aux précédentes suspensions. Cette décision révélait une approche rigide qui ne tenait pas suffisamment compte de l’évolution possible de la situation du praticien.
L’analyse du Conseil d’État : la mesure de suspension doit respecter le principe de proportionnalité
Le Conseil d’État a considéré que si l’ensemble des éléments du dossier était de nature à justifier la prolongation de la mesure de suspension, la formation restreinte du médecin avait fait une inexacte application des dispositions légales en portant sa durée à trois ans. Cette erreur d’appréciation résultait de plusieurs éléments déterminants que la haute juridiction administrative a minutieusement analysés.
D’une part, la formation restreinte avait elle-même relevé que le praticien venait d’engager une démarche pour mieux prendre en charge son état de santé. Cette reconnaissance de l’effort du médecin pour améliorer sa situation aurait dû conduire à une appréciation plus nuancée de la durée de suspension nécessaire. L’instance ordinale ne pouvait ignorer cette évolution positive dans sa décision.
D’autre part, le rapport d’expertise de mai 2024, qui diagnostiquait pour la première fois un trouble du spectre autistique, avait émis plusieurs recommandations adaptées à la situation du praticien. L’éventuelle mise en œuvre de ces recommandations pouvait être utilement appréciée dans un délai plus rapproché qu’un délai de trois ans, rendant cette durée manifestement disproportionnée.
Sur la base de ces éléments, le Conseil d’Etat a jugé que :
« Si l’ensemble des éléments cités aux points 3 et 4 était de nature à justifier, à la date de la décision attaquée, la prolongation de la mesure de suspension du droit de M. C… d’exercer sa profession, la formation restreinte a fait une inexacte application des dispositions citées au point 1 en portant sa durée à trois ans, alors qu’elle avait elle-même relevé que l’intéressé venait d’engager une démarche pour mieux prendre en charge son état de santé et que, par ailleurs, le rapport d’expertise, qui diagnostiquait, ce que n’avaient pas fait les précédents rapports, un trouble du spectre autistique, avait émis plusieurs recommandations adaptées à sa situation dont l’éventuelle mise en œuvre pouvait être utilement appréciée dans un délai plus rapproché qu’un délai de trois ans ».
Les enseignements de la décision pour la formation restreinte du médecin
Cette analyse révèle l’importance du principe de proportionnalité. La formation restreinte du médecin ne peut se contenter de constater l’existence d’un état pathologique ; elle doit également apprécier la durée de suspension en tenant compte de l’évolution possible de la situation du praticien et des mesures d’accompagnement envisageables.
Le Conseil d’État a donc annulé la décision attaquée et condamné le Conseil national de l’ordre des médecins à verser 3000 euros au médecin au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
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Référence de la décision : Conseil d’État, 4ème chambre, 6 août 2025, n° 498759
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